AGENT ORANGE
J’ai vécu plusieurs années au Vietnam, où j’ai eu mon premier enfant à Ho Chi Minh Ville, dans la plus grande maternité du monde, où une naissance a lieu toutes les quinze minutes.
Le Vietnam est devenu dès lors, une source d’inspiration.
En mai 2003, à Hué, à la faculté de Médecine, j’attends de rencontrer le Dr Nguyen Viet Nhan. La chaleur est étouffante, le temps suspendu. Dans la même salle, un photographe anglais d’origine vietnamienne attend son pass pour parcourir la province de Quang Tri. Après deux heures de silence, il se confie : il veut témoigner de l’histoire d’un peuple anéanti par un gaz toxique. Il s’apprête à photographier des familles entières touchées par des malformations causées par la guerre entre 1961 et 1975, et me propose de le suivre pour témoigner, moi aussi, à travers mon objectif.
J’hésite. Je n’étais venue au Vietnam que pour accompagner une amie qui, effrayée par la grippe aviaire, a annulé son voyage au dernier moment. C’est seule que j’ai décidé de partir, et c’est ainsi que mon chemin a croisé celui du photographe Phuc Khach.
Pour circuler dans Quang Tri, un pass délivré par les autorités locales est indispensable. Après l’avoir obtenu, nous partons avec une équipe de l’association du Dr Nhan. Les chemins de terre rendent notre voyage chaotique. Nous faisons une halte dans un cimetière dédié aux jeunes soldats, morts au combat à à peine vingt ans. Nous traversons les campagnes vietnamiennes.
Nous arrivons enfin dans les villages. Les maisons sont modestes, l’électricité incertaine, la nourriture provient directement des récoltes. Nous rencontrons parents et enfants. Les enfants, eux, rient et jouent, inconscients du poids de l’histoire. Les parents portent la blessure d’une guerre passée. Une tristesse infinie, mêlée à une immense dignité. Ils cachent ce drame derrière le silence. L’implication économique américaine dans le Vietnam d’aujourd’hui pèse comme une ombre : la reconnaissance officielle du drame est bloquée, l’aide gouvernementale quasi inexistante. Par honte ou par résignation, beaucoup de familles préfèrent s’isoler.
Pendant la guerre, les Américains ont déversé plus de 83 millions de litres d’herbicides sur les forêts et les champs, pour anéantir la végétation, empoisonner l’eau, stériliser les rizières et forcer les villageois à se regrouper dans des hameaux stratégiques. Parmi ces substances, l’Agent Orange est devenu l’arme chimique la plus destructrice. Plus de 2,5 millions d’hectares ont été contaminés.
Cette catastrophe dépasse les générations. Elle touche aujourd’hui encore la quatrième génération de Vietnamiens. Entre 2,1 et 4,8 millions de personnes ont été directement affectées, réparties sur 20 000 villages. Les conséquences sont dévastatrices : fausses couches, malformations, maladies incurables. 10 000 missions aériennes, 83 millions de litres de défoliants, 100 000 soldats américains contaminés.
En 1993, un rapport publié lors d’une conférence sur les herbicides à Hanoi confirme une explosion des malformations congénitales, notamment dans la province de Song Be, intensément exposée aux épandages toxiques.
Face à cela, de nombreux orphelinats ont vu le jour. L’avenir de ces enfants se construit jour après jour, à travers l’éducation, le travail des associations et l’engagement des bénévoles.
Le Vietnam est un pays magnifique, indomptable. Il a survécu à toutes les tentatives de colonisation. Il renaît, encore et toujours. Dans cette énergie brute, j’ai cherché à capter l’invisible, à percevoir les cicatrices de l’histoire, visibles sur les visages des enfants, imprimées dans le paysage. Comprendre le Vietnam, c’est regarder ses stigmates, mais aussi observer sa force vitale, ce courage à se relever et à avancer, porté par le rire des enfants qui, eux, continuent de jouer.
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AGENT ORANGE

I lived in Vietnam for several years, where I had my first child in Ho Chi Minh City, in the world’s largest maternity hospital, where a birth occurs every fifteen minutes. 
Then, Vietnam became a source of inspiration.
In May 2003, in Hué, at the Faculty of Medicine, I waited to meet Dr. Nguyen Viet Nhan. The heat was suffocating, time seemed frozen. In the same room, an English photographer of Vietnamese origin was waiting for his pass to travel through Quang Tri province. After two hours of silence, he opened up: he wanted to tell the world about a people devastated by toxic chemicals. He was about to photograph entire families suffering from war-induced deformities from the conflict between 1961 and 1975, and he invited me to follow him and document it through my own lens.
I hesitated. I had come to Vietnam to accompany a friend, who, fearful of the bird flu, had canceled her trip at the last minute. I had traveled alone, and that’s how I met Phuc Khach.
To enter Quang Tri, a special pass was required from local authorities. Once we obtained it, we set off with a team from Dr. Nhan’s association. The dirt roads made the journey chaotic. We stopped at a cemetery dedicated to young soldiers, barely twenty years old, who had died in combat. We crossed the Vietnamese countryside.
We finally arrived in the villages. The houses were simple, electricity unreliable, food scarce, coming directly from local harvests. We met families, parents, children. The children were joyful, playing, unaware of the weight of history. But the parents carried deep wounds. A sorrow so immense, yet concealed behind silence. The economic presence of the United States in Vietnam today has blocked official recognition of this tragedy, and government assistance remains minimal. Many families, overwhelmed by shame or resignation, isolate themselves.
During the war, the U.S. military sprayed over 83 million liters of herbicides onto forests and fields to destroy vegetation, poison water sources, and sterilize rice paddies, forcing villagers into controlled settlements. Among these chemicals, Agent Orange became the most devastating. More than 2.5 million hectares were contaminated.
The catastrophe continues through generations. Today, the fourth generation of Vietnamese still suffers the consequences. Between 2.1 and 4.8 million people, across 20,000 villages, were directly affected. Birth defects, miscarriages, incurable diseases—10,000 aerial missions, 83 million liters of defoliants, 100,000 American soldiers exposed.
In 1993, a report from a conference in Hanoi confirmed a dramatic rise in birth defects, particularly in Song Be province, one of the most heavily sprayed areas.
Many orphanages emerged after the war. The future of these children is built day by day, through education, community efforts, and the commitment of volunteers.
Vietnam is a land of resilience. It has withstood every attempt at colonization. It survives, it rises. In this raw energy, I have sought to capture the invisible, to witness the psychological scars of a nation, imprinted on children’s faces and etched into the landscape. To understand Vietnam, one must see its wounds, but also recognize its strength, its ability to move forward, carried by the laughter of children who continue to play.
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Prise de vue argentique – Film 35mm, Ilford Pro 100.
Shot on film – 35mm, Ilford Pro 100.
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